Problématiques

Description des 3 axes de recherche du projet : temporalité, imagination, utopie

Temporalité

L’enquête commencera par la temporalité elle-même (premier axe de recherche). Il s’agira ici d’investir d’abord les traditions phénoménologiques et herméneutiques, tout en laissant une place à d’autres perspectives théoriques qui permettent d’aborder de façon exemplaire le schème continuité-discontinuité – par exemple la controverse entre Bergson et Bachelard.

On privilégiera la façon dont différents philosophes (Ricœur, Derrida, Henry, Levinas etc.) ont réceptionné les travaux de Husserl sur la conscience intime du temps.

Une attention toute particulière sera portée à la façon dont ces auteurs reprennent et déplacent certaines des distinctions conceptuelles fondamentales qui structurent l’analyse husserlienne sur le temps, en particulier celles entre rétention et souvenir secondaire ou entre protention et projet conscient.

Le maintien ou le déplacement de ces distinctions conceptuelles met en jeu à chaque fois un type de rapport entre continuité et discontinuité qui engage systématiquement une certaine façon d’articuler rapport au passé et rapport au futur.

Sur fond de ces analyses, il s’agira d’établir rigoureusement le type de rapport à l’avenir qui est impliqué par tel ou tel type d’articulation entre continuité et discontinuité et de dégager ainsi les conditions à même la structure temporelle d’une projection critique dans son rapport au présent, en prenant en considération également la dimension de la narrativité et de la discursivité.

Imagination

Mais dans cette conscience intime du temps, éminemment dans son rapport à l’avenir, l’intentionnalité est multimodale et implique aussi bien l’imagination que la perception ou la signification, ces trois modes se recouvrant de façon à chaque fois variée dans les actes de conscience.

Le mode imaginatif de l’intentionnalité, prenant lui-même des formes diverses et complexes (conscience d’image, présentifications etc.), ouvre au rôle – à même un présent pétri d’absence – de ce qui n’est pas donné en chair et en os et ainsi complexifie le présent, tantôt participant à sa constitution, tantôt la mettant potentiellement en crise. Ainsi, la crise ou la critique du présent que « joue » l’imagination se situe à la fois dans une co-originarité avec la perception du présent et au-delà de celui-ci (deuxième axe de recherche).

Partant de ce principe de co-originarité constituante et critique, une enquête archéologique sera menée sur les différentes philosophies modernes de l’imagination pour explorer les modalités selon lesquelles elles mettent en œuvre ou étouffent la puissance critique de cette co-originarité.

De nouveau, on mobilisera le schème continuité-discontinuité pour établir dans un premier temps une cartographie critique de la mise en œuvre par les théories de l’imagination d’une telle dialectique ou de la neutralisation de cette dialectique par distension entre les termes.

L’enquête débutera avec la Renaissance pour se projeter jusqu’au XXème siècle, sans prétendre, pour autant, à une illusoire exhaustivité. On s’attachera à quelques moments phares de l’histoire complexe de la philosophie moderne de l’imagination qui permettront de mettre à l’épreuve l’hypothèse sur l’opérationnalité du schème.

Au-delà de cette indispensable cartographie critique, on portera une attention toute particulière à deux pensées de la co-originarité de la perception et de l’imagination qui paraissent pousser au plus loin la puissance critique de la projection imaginative en articulant continuité et discontinuité : on convoquera la pensée de Gaston Bachelard pour montrer comment, à l’opposé du cliché qui voudrait que celle-ci fût irréductiblement binaire (philosophie des sciences versus poétique des images), la philosophie de l’imagination de Bachelard naît de ses investigations épistémologiques mêmes et surtout de la prise de conscience du fait que l’on ne peut comprendre l’acte scientifique que dans sa dimension historique, entre continuité et discontinuité.

La pensée de l’imagination se déploie alors à partir du schème continuité-discontinuité investi par son épistémologie historique. Dans le prolongement d’une telle investigation, on sera amené à faire droit également au « discontinuisme » épistémologique d’un Foucault. Le second auteur qui sera privilégié n’est autre que Cornelius Castoriadis. Le rôle que celui-ci attribue à l’imagination dans l’institution de la société nous permettra d’explorer la puissance critique du schème continuité-discontinuité dans la portée sociale-historique de l’imagination et d’ouvrir ainsi notre champ de recherche à la temporalité collective et à l’histoire.

Cette nouvelle ouverture a deux conséquences sur la construction du projet. D’une part, elle permet de revenir avec fruit sur le premier axe, celui de la temporalité : les acquis concernant la puissance critique de l’imagination doivent être en retour remobilisés pour creuser le rôle de l’absence, du non-advenu dans la construction de la temporalité et tout particulièrement de la projection qui la constitue.

D’autre part, l’ouverture à la question du social-historique esquisse déjà le troisième axe de la recherche, qui croise les deux premiers et, à la fois, élargit leur portée philosophique et concentre sur un concept philosophique majeur, celui d’utopie, l’analyse de la puissance critique de la projection.

Utopie

Avec le concept d’utopie (3ème axe de recherche), on pousse la temporalité jusqu’à l’histoire et on engage l’imagination dans sa dimension à la fois historique et socialement critique. On procèdera par analogie avec les deux axes précédents de manière à assurer la cohérence de ce troisième champ avec les deux premiers.

Ainsi, on dessinera à nouveau une cartographie critique, celle des théories et des fictions de l’utopie depuis Thomas More, toujours articulée sur la dialectique ou l’éventuelle dissension du schème continuité-discontinuité.

Mais cette cartographie ira encore plus loin : tenant compte d’une relative défiance de la pensée contemporaine à l’égard du concept d’utopie, il s’agira de montrer comment cette défiance se soutient d’une réduction indue des paradoxes du concept d’utopie.

Un certain nombre de philosophes contemporains ont ainsi récusé le concept d’utopie tout en mettant en forme – ailleurs, sous d’autres termes ou de manière implicite et parfois inaboutie – les dimensions propres à l’utopie comprise dans toute sa richesse paradoxale.

En décrivant ces rendez-vous manqués avec l’utopie, sera précisé aussi comment, à l’inverse, c’est encore une fois le schème continuité-discontinuité (d’autant mieux compris dans ses potentialités qu’il est mis à l’épreuve des axes 1 et 2) qui permet de donner à voir les conditions de la puissance critique de la projection utopique.

Ainsi, le travail sur l’utopie, en retour, confirme et prolonge dans les pensées de la concrétude du social-historique ce qui aura été posé comme les conditions temporelles et imaginatives du rapport critique à l’avenir.

Horizon permanent de la recherche, l’utopie permet, bien sûr, de penser la puissance critique du rapport à l’avenir mais elle conduira aussi, en fin de compte, à penser les difficultés et les tensions internes à celle-ci.

On devra ainsi clarifier la co-implication de l’altération du présent (déjà mobilisée dans la projection temporelle et la mise en crise du présent par l’imagination), qui est comme telle de l’ordre de la déconstruction et de la discontinuité, et de la projection, qui est comme telle de l’ordre de la dynamique et de la continuité instituante.